Bulletin: Markus Brokhof, depuis quatre ans, vous êtes à la tête de la division Digital & Commerce d’Alpiq. Qu’est-ce qui a été fait en matière de numérisation depuis votre arrivée?
Markus Brokhof: En 2016, nous avons mis en place un groupe de réflexion autour de la question «Quel sera le monde énergétique de demain?». Petite unité au départ, elle s’est développée avant de devenir l’unité opérationnelle «Digital Technologies & Innovation» qui emploie aujourd’hui 130 personnes.
Quelles sont, très précisément, les attributions de ce département?
C’est essentiellement un prestataire de services interne qui élabore des solutions pour la numérisation de nos processus et instruments. A l’avenir, il développera également des solutions permettant aux clients de numériser des activités, des actifs et des processus bien précis.
La numérisation, qu’est-ce que c’est VÉRITABLEMENT?
Tout d’abord, la numérisation est incontestablement une « méga-tendance » dans la société actuelle. Dans les entreprises, elle permet de lancer de nouveaux produits et services sur le marché. Mais la numérisation est aussi une boîte à outils et un instrument. En réalité, la numérisation est partout.
Où voyez-vous des applications concrètes?
D’une part, la numérisation nous permet d’apporter une valeur ajoutée à nos clients. D’autre part, elle offre de nouvelles opportunités commerciales à Alpiq. Prenons par exemple la station d’épuration de Werdhölzli à Zurich: Alpiq a réalisé là un projet numérique qui, pour la première fois, permet la simulation de l’ensemble des paramètres et d’optimiser le fonctionnement éco-énergétique de certaines parties de l’installation gourmandes en énergie – comme les pompes par exemple. Les différentes données sont traitées toutes les quatre secondes et confrontées à la courbe actuelle du prix de l’électricité. A partir de là, l’exploitant, ou le programme, peut décider du meilleur moment pour mettre les pompes en marche.
Comment le savoir-faire et l’expérience d’Alpiq dans le secteur de l’énergie peuvent-ils être transposés à des activités numériques?
La gestion et le pilotage d’installations de production très complexes et très flexibles font partie de nos compétences-clés. Aujourd’hui, nous tirons parti de cette expérience avec la gestion numérique d’unités de plus en plus petites qui, elles aussi, exigent un niveau de flexibilité très élevé. Le fait est que le traitement de tels volumes de données ne serait plus possible sans la numérisation.
A la station d’épuration de Werdhölzli, le meilleur moment pour mettre les pompes en marche peut être déterminé par des personnes mais aussi par des programmes. Quel chemin avons-nous déjà parcouru dans le domaine de l’intelligence artificielle?
Nous sommes plus avancés que beaucoup ne le croient – ou ne veulent l’admettre. Par exemple, Alpiq teste aussi les transactions automatisées (Algorithmic Trading), autrement dit des types d’applications dans lesquels des systèmes robotiques vendent ou achètent de l’énergie via un écran.
Vous utilisez l’intelligence artificielle pour le négoce de l’énergie?
A titre de tests, oui. De ce fait, nos domaines opérationnels «Digital Technologies & Innovation» et «Trading» sont étroitement liés. Si nous ne voulons pas «rater le coche», nous sommes obligés de soutenir notre cœur de métier par des innovations numériques. C’est incontournable.
Pourquoi?
Dans un monde extrêmement compétitif et en plein bouleversement, nous assurons ainsi, dans une certaine mesure, notre position sur le marché.
A cet égard, pour qui éprouvez-vous le plus de respect?
De grandes entreprises innovantes comme Google, Amazon, Baidoo ou Alibaba s’imposent sur le marché avec force. Google, par exemple, développe des véhicules autonomes ou encore le calculateur solaire Sunroof; Amazon fabrique Alexa, l’assistant pour enceinte connectée. Ces entreprises utilisent la technologie intelligente et l’apprentissage automatique pour s’immiscer dans de nombreux domaines de notre vie. Le risque existe que de telles entreprises pénètrent également sur le marché de l’énergie et portent un coup fatal au modèle d’affaires des groupes énergétiques.
Grâce à leurs centres informatiques, ces entreprises disposent non seulement de capacités de calcul considérables, mais également d’une main d’œuvre importante. Comment faites-vous face à cette situation?
Nous devons offrir un environnement professionnel attractif. Aujourd’hui, pour conquérir les collaborateurs les plus compétents, nous ne sommes plus en concurrence avec d’autres entreprises d’approvisionnement en électricité mais avec des groupes tels qu’IBM, Google ou encore Amazon qui, tous, ont aussi des centres de recherche ici en Suisse. Chez Alpiq, nous avons misé très tôt sur la numérisation – aujourd’hui déjà, plus de 130 mathématiciens, analystes et experts en informatique travaillent dans les métiers de demain.
Les grandes entreprises sont parfois un peu apathiques. Il faut beaucoup de temps avant que de nouvelles structures ne soient mises en place et que l’on s’approprie de nouvelles cultures. La taille d’Alpiq est-elle un inconvénient dans le processus de numérisation?
Les petites entreprises peuvent s’installer rapidement, se lancer rapidement sur le marché, et atteindre rapidement un certain rayon d’action. Elles constituent en effet une menace pour notre chaîne de valeur traditionnelle. Pour autant, la taille d’Alpiq lui offre des possibilités différentes. Alpiq est flexible et efficace. Nous avons ainsi les moyens nécessaires pour faire vivre Oyster Lab, un laboratoire d’idées implanté à Zurich, quelque peu à l’écart d’Alpiq. Il réunit quinze esprits créatifs qui, loin du périmètre d’action d’Alpiq, peuvent développer de nouveaux projets qui ne sont pas nécessairement en rapport avec l’énergie.
Ces idées ont-elles déjà donné naissance à des projets concrets?
Oui. Avec Juicar, nous avons élaboré un modèle permettant le leasing à court terme de véhicules électriques, d’électricité, de bornes de recharge et de facturation; un Netflix de l’électromobilité, pour ainsi dire. Dans ce contexte, nous avons lancé en Suisse un projet pilote avec BMW (Suisse) SA, ainsi qu’une collaboration avec Nissan en Allemagne. Si la phase pilote est satisfaisante, le projet pourrait être déployé dans toute l’Europe.
Jusqu’ici, nous avons beaucoup parlé des avantages de la numérisation – tout du moins pour les entreprises. Pourtant, ce concept fait aussi naître des craintes chez les employés. Comment y répondez-vous?
L’automatisation des processus de travail entraîne naturellement des discussions parmi les employés concernés. Une chose est claire: le monde du travail va changer. Nous aurons besoin d’un plus grand nombre de collaborateurs très qualifiés, mais leurs postes seront également plus qualifiés.
Quelles seraient les alternatives à la numérisation?
A mon avis, il n’y en a pas. Nous devons faire face à ce nouveau monde du travail. La numérisation en tant que telle ne s’accompagne pas d’une suppression d’emplois, mais plutôt d’un enrichissement des fonctions existantes par l’ajout de nouvelles spécifications. Pour rester dans le coup, les gens devront se perfectionner et intégrer les avancées qui sont faites. Ceci dit, nombre d’entre eux aimeraient évoluer, et nous les soutenons de façon ciblée.
Autrement dit, c’est la «Survival of the Fittest», la survie du plus fort?
La numérisation s’apparente en quelque sorte à un bouleversement. Elle affecte non seulement les modèles d’affaires, mais aussi les profils de postes. Les entreprises doivent s’adapter à de nouvelles réalités, ce qui n’est possible que si les collaborateurs continuent à évoluer. En interne, nous disposons d’un certain nombre de spécialistes. C’est notamment le cas avec notre département dédié à l’intelligence artificielle énergétique. Nous travaillons aussi avec des partenaires, des instituts de recherche et nous collaborons avec l’industrie.
Toutes les entreprises ne parviennent pas à évoluer de la sorte. D’anciens leaders de leur secteur, tels que Nokia ou Blackberry, ont aujourd’hui disparu ou ne sont plus que «quantité négligeable». Comment éviter d’en arriver là?
Les grandes entreprises doivent adopter une autre approche et se montrer plus flexibles. Si on n’est pas capable de le comprendre, on disparaît du marché car, dans ce contexte, les petites entreprises de trois ou quatre personnes sont avantagées. Prenez l’exemple de Digitec et voyez comment cette société s’est développée. Aujourd’hui, il suffit d’une idée, d’un ordinateur et de volonté pour faire bouger les choses.
Quelle sera «The next big Thing», la prochaine grande nouveauté?
Je suis convaincu que la mobilité électrique est appelée à se développer. Par ailleurs, la question du «Beyond the Meter or Behind the Meter» sera abordée.
Quelle sera l’incidence de «l’Internet des objets» sur nos vies?
Ce sera la plus grande révolution de tous les temps: l’interconnexion d’appareils qui communiquent avec le cloud pour créer de nouveaux produits et services. Et Alpiq a bien l’intention d’y participer.
Y a-t-il déjà des projets concrets?
Nous travaillons sur une plateforme à laquelle nous pouvons ajouter à tout moment de nouveaux consommateurs décentralisés. Toute voiture supplémentaire, toute borne de recharge supplémentaire peuvent être simplement intégrées au système au moyen d’une solution plug-and-play. Elles génèrent une valeur ajoutée pour le consommateur et, à condition que les quantités soient suffisantes, un effet de portefeuille pour Alpiq. C’est la vision que j’ai de notre environnement numérique.
Entretien: Ralph Möll